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Le sécessionnisme linguistique valencien: des dangers et des dérives d’un usage partisan de la linguistique

[La linguistique dans tous ses états. Actes du Xème Colloque de Linguistique Hispanique (Perpignan, 14-6 mars 2002). Université de Perpignan-CRILAUP. Pp. 401-9].

Franck Martin (Université de Saint-Étienne).

Basé sur un rejet sans nuance de la “catalanité” du valencien, une détermination à rompre le lien de parenté entre valencien et catalan, à défendre l’autochtonie d’une “langue valencienne” “indépendante”, le sécessionnisme valencien n’a pas hésité, au cours de ces dernières années, à investir le terrain de la linguistique dans l’espoir d’acquérir, sinon une certaine hégémonie, une façade de légitimité. Cet investissement, dans le sens quasiment psychanalytique du terme (mobilisation de l’énergie pulsionnelle), est parvenu in situ à discréditer toute approche linguistique pourtant sérieuse et à porter gravement atteinte tant au degré de diffusion du catalan de Valence qu’à l’appréhension et l’énonciation de l’un des principaux marqueurs de la “valencianité”. Trois axes permettent de comprendre cette caractéristique et d’en mesurer tous les enjeux. Consacré au dévoiement de diverses notions de linguistique, le premier met en lumière les faiblesses du discours sécessionniste valencien. Un deuxième axe permet de lever le voile sur deux des principaux ensembles de motivations des sécesionnistes, un antivalencianisme latent mais certain, et un anticatalanisme exacerbé. Enfin, basé sur quelques incidences majeures de ce courant, un dernier ensemble de réflexions permet d’apporter quelques éléments de réponse à l’une des principales préoccupations valenciennes du moment: la récente création d’une entité spécifiquement valencienne, “l’Académie Valencienne de la Langue”, peut-elle être le sésame d’un lourd conflit, cependant que Barcelone et Majorque travaillent à un développement coordonné de la langue catalane?

Parallèlement à une approche authentiquement révisionniste de l’Histoire valencienne avec, pour points d’orgue, une ré-écriture partisane de la Reconquête, une interprétation hagiographique du Siècle d’Or valencien, une présentation erronée de la dénomination historique du catalan de Valence, une lecture fallacieuse du succès des Normes de Castelló, ou encore un détournement de l’historiographie locale, en matière de linguistique, les sécessionnistes se sont tout d’abord attachés à présenter de façon outrancière les modalités valenciennes de la langue catalane:

«[...] le Valencien et le catalan [...] ont tellement de différences morphologiques, syntactiques et surtout phonétiques, en dehors d’un riche vocabulaire propre et différencié, qu’honnêtement ils ne peuvent pas être considérés par les linguistes comme la même langue [...] valencien et catalan sont deux langues distinctes [...] et il est aussi absurde de vouloir unifier le valencien et le catalan qu’il serait de vouloir unifier le castillan et le français» [1].

Assurément, les modalités linguistiques du catalan de Valence existent. Elles ont fait et continuent de faire l’objet de nombreuses études. Il s’agit toutefois de régionalismes dus, pour l’essentiel, à deux processus d’imprégnation liés à l’histoire de la Communauté, une “arabisation” et une “castillanisation” plus intenses qu’en territoire catalan:

«[...] la désinence –e de la première personne du singulier du présent de l’indicatif de la première conjugaison (jo cante) face à la désinence –o propre aux parlers de Catalogne (jo canto): [...] la conservation du –r final, qui tombe en catalan; [...] ou encore la distinction entre /v/ et /b/ dans la plaine de Castellon et dans toutes les “comarques” “valencianophones” situées au sud du Xúquer [...]» [2].

Pas davantage qu’un Belge francophone n’a de raisons pertinentes d’affirmer qu’il s’exprime dans une langue indépendante de celle de ses amis français, un Valencien ne peut ainsi revendiquer une absence de parenté entre valencien et catalan. Ce serait le début d’un gigantesque chaos, pourtant envisagé sans crainte par les sécessionnistes:

«[...] le jour où [les andalous ou les hispano-américains] auront conscience de parler une langue assez distincte de la langue castillane, aucun linguiste ne pourra leur nier le droit de normativiser leur langue, de proclamer son indépendance, et d’écrire des grammaires et des dictionnaires propres [...]» [3].

Pour compléter cette première approche, divers sécessionnistes ont consacré d’autres travaux à deux notions propres à la linguistique, langue et dialecte. Bien qu’il demeure difficile de définir chaque entité, pareille difficulté ne saurait suffire à prôner une partition de la langue catalane. Parmi les exemples les plus significatifs figurent les travaux de José Ángeles Castelló. Recourant au critère d’intercompréhension pour dissocier langue de dialecte, ce dernier multiplie les formulations péremptoires et privilégie l’observation empirique à tout raisonnement :

«[…] rien ne justifie, en termes linguistiques, la considération du valencien comme dialecte d’aucune autre langue. C’est un concept […] qui ne resiste à aucune analyse […] Il n’es pas scientifique, il est dogmatique […] Une attention minimum à une émission de la télévision catalane fournit une liste considérable de vocables et de tournures inconnus de l’auditeur valencien […] dans la mesure où le locuteur valencien moyen ne comprend pas, c’est la preuve irréfutable qu’il s’agit d’une autre langue […] des personnes se comprenant à moitié parlent des langues distinctes […] Et ce n’est pas moi qui le dit, c’est la linguistique […]» [4].

La récente étude de Chimo Lanuza Ortuño constitue un autre exemple. Auteur de Valencià ¿Llengua o dialecte? Una aproximació des de la sociollinguistica, ce dernier se réfère à de prestigieux linguistes. Si la démarche tend à crédibiliser son propos, chaque référence donne lieu à des interprétations pré-déterminées. Ainsi, lorsqu’il cite le linguiste américain William J Entwistle :

«[..] l’on dit habituellement d’un dialecte qu’il possède un centre géographique d’irradiation, […] qu’il se trouve associé à une classe d’organisation sociale, [et] qu’il se situe dans un rapport de dépendance évidente au regard d’un centre linguistique […]» [5].

il conclut à l’aide d’un procédé très prisé par les sécessionnistes, l’introduction d’une formulation générique permettant de substituer l’argumentation au raisonnement :

«La réalité de cette définition est facilement observable : il est complètement impossible de l’appliquer au valencien […] pour pouvoir dire que le valencien est un dialecte du catalan, il serait nécessaire qu’il existe en Catalogne un centre linguistique de forte influence sur les zones dialectales […] ceci n’est pas les cas : ni Barcelone, ni aucune autre ville catalane ne régit culturellement ou linguistiquement Valence» [6].

Mais le plus condamnable se situe à un autre niveau. Chimo Lanuza Ortuño se garde de préciser qu’Entwistle a intitulé son ouvrage Las Lenguas de España : Castellano, Catalán, Vasco y Gallego-portugués, sans citer le valencien et encore moins la “langue valencienne”. Il omet également d’évoquer la carte du linguiste américain présentant la Catalogne et la partie "valencianophone" dans un seul même ensemble appelé "catalan". Enfin, il oublie cette conclusion pourtant sans appel d’Entwistle :

« [le] catalan se parle encore dans le Roussillon […] et occupe toute la Catalogne et les Îles Baléares, la côte valencienne, et la ville d’Alghero en Sardaigne […] » [7].

En se référant à une partie seulement des travaux d’Entwistle, en la détournant de son contexte initial, et en occultant l’une des argumentations de l’œuvre, Chimo Lanuza Ortuño présente ainsi Entwistle comme un possible défenseur du sécessionnisme, alors que ses travaux sont rédigés dans un esprit contraire. En ce sens, le sécessionnisme valencien ne saurait être considéré comme un exercice de rhétorique empreint d’une trop grande partialité. Il correspond à un révisionnisme culturel, motivé sans doute par un rejet inconditionné du terme dialecte (communément investi d’une charge péjorative), mais aussi par deux autres ensembles qui, assurément, dépassent le strict cadre de la linguistique.

Sous couvert d’un valenciannisme progressiste, divers sécessionnistes sont animés par un antivalencinisme latent, mais certain, une opposition farouche à l’expression de certains traits différentiels valenciens, au premier rang desquels la langue régionale elle-même. La reconnaissance d’une langue “indépendante” est conçue dans le but de réduire le valencien à une peau de chagrin, le marginaliser, le folkloriser. L’habitus linguistique majoritaire des sécessionnistes est, à cette encontre, significatif. Beaucoup écrivent en castillan plutôt qu’en valencien et certains avouent, à mots couverts, ne pas maîtriser ni même vouloir apprendre la langue régionale qu’ils prétendent défendre quotidiennement. Ils sont également nombreux à reléguer le valencien à un rang second, tel Eliseo Palomares qui écrivait il y a peu au sujet des célèbres "Fallas", puis de la toponymie locale :

«Nous entendons insister sur le fait que, chaque année, le nombre d’affiches expliquant le sens des "Fallas" en castillan est en diminution [...] Aujourd’hui, les "Fallas" sont, non seulement une fête locale, mais aussi une fête nationale et même internationale, et il est regrettable qu’en raison d’un patriotisme mal compris, nous rendions incompréhensible pour beaucoup ces monuments très originaux d’architecture [...] De même, pèchent par infantilisme politique ceux qui ont pris la manie de changer le nom des villages et des rues par leurs équivalents aborigènes» [8].

Enfin, autre exemple, en 1982, les auteurs d’une campagne d’information utilisèrent la célèbre "Paella" valencienne pour mettre en garde la population tentée de cuisiner ce plat en plein air contre les risques d’incendie. En toute ingénuité, les publicitaires avaient inséré dans leur annonce deux accroches :

«Certaines "Paellas" tuent. / La "Paella" est le plat le plus cher de l’été» [9].

Considérant ce texte comme une atteinte à l’identité valencienne, les sécessionnistes en demandèrent l’interdiction en prenant soin d’user dans leur argumentaire du terme "autochtone" si prisé pour affirmer une indépendance du valencien :

«Il méprise gravement le patrimoine culturel autochtone valencien» [10].

Arguant de la protection d’un patrimoine culturel, les sécessionistes entendent ainsi favoriser une “autochtonisation” de certains traits différentiels, dont la langue régionale. Ils aspirent, souvent secrètement, à reléguer cette part tangible de la "valencianité" à une culture de bas étage, aborigène et exotique, conformément au processus dépeint par Robert Lafont dans le cas de l’occitan, en 1967 :

«Sur la côte d’Azur, la multiplication des noms provençaux de villas [...], les représentations folkloriques, accompagnent [...] la ruine de la langue autochtone [...] C’est là le processus le plus grave : l’indigénisation des populations [...] Déculturation et exotisme sont toujours synonymes» [11].

Le sécessionnisme peut ainsi être présenté comme plus insidieux que toute politique discriminatoire. De prime abord plus acceptable que la censure, il n’en demeure pas moins un levier puissant permettant de mettre, sinon un terme, un frein, au processus de normalisation.

Un autre ensemble de motivations est un anticatalanisme exacerbé orienté vers deus groupes identiquement stigmatisés : les Catalans, catalanistes ou non, et les Valenciens partisans de l’unité linguistique. Plongeant ses racines dans l’histoire commune et différenciée des deux territoires voisins, cet anticatalanisme prit corps à un moment-clef de l’expression du valencianisme, la publication de Nosaltres els Valencians de Joan Fuster en 1962. Si, après vingt-cinq années de franquisme, cette étude mit en exergue le degré d’adscription de la population à un ensemble singulier, doté d’une langue en perdition, l’attachement de l’essayiste aux "Pays Catalans " donna à cet anticatalanisme l’occasion de s’exprimer avec virulence. Ainsi, dès 1962, Diego Sevilla Andrés écrivit en réponse à la publication de Joan Fuster :

«[...] la personalité valencienne [...] requiert un traitement un peu plus délicat que celui que lui confèrent ces nouveaux nazis [...] qui parlent de Pays Catalans» [12].

Nourri par un mouvement spécifiquement valencien, le "blaverisme" en référence à la frange de couleur bleue ("blau") de l’emblème officiel de la Communauté (la “Senyera”), cet anticatalanisme s’exprima ensuite dans toute son horreur. Profitant des incertitudes politiques de la période pré-autonomique, les "blaveristes" procédèrent à une instrumentalisation du valencien, un dévoiement destiné à servir une idéologie d’extrême-droite :

«[...] l’anticatalanisme joue le rôle de colonne vertébrale [...] pour la première fois, il [devient] l’axe vertébrateur d’un mouvement socio-politique fasciste [...] sa victime préférée est un sujet endogène, ce sont les catalanistes [...]» [13].

Dès lors naquit une authentique phobie, combinant crainte et mépris à l’encontre de toute expression unitaire. Cependant que les Catalans furent considérés comme des envahisseurs, la classe universitaire locale fut assimilée à une cinquième colonne, un cheval de Troyes dépêché de Barcelone pour mieux assurer une nouvelle “re-Reconquête” du territoire et annihiler toute expression de la “valencianité”. Diverses manifestations culturelles furent empêchées, plusieurs librairies saccagées, et certains intellectuels inquiétés puis agressés, au motif de défendre l’unité.

Pour tenter d’enrayer de telles pratiques, les Universitaires publièrent divers travaux alertant l’opinion sur les dangers d’une partition :

«Une ségrégation idiomatique ne profiterait à personne et, surtout, porterait préjudice aux plus faibles» [14].

Ce fut sans compter sur la détermination de l’extrême-droite valencienne. Grâce au soutien de divers organes de presse peu regardants, dont le quotidien Las Provincias, celle-ci a su profiter de ce thème de la langue, cher à toute population pour cinconvenir de nombreux Valenciens et assurer une certaine pérennité au conflit. Ainsi, divers idéologues continuent de théoriser sur l’idiosyncrasie valencienne, les fondaments et l’immanence de la “valencianité”, et recourent à la notion de “raciologie valencienne” ou “lévantine” pour affirmer l’existence d’une distinction “physiologique” entre Valenciens et Catalans. Diverses manifestations aux slogans évocateurs (¡Todos contra Cataluña ! ¡Todos contra Cacaluña !...) continuent également d’être organisés pour défendre l’autochtonie d’une langue “indépendante”, ou exiger la fermeture du canal télévisuel catalan TV3, considéré par quelques esprits chagrins comme “étranger” et “incompréhensible”. Enfin, outre la profanation de la tombe de Joan Fuster en 1997, conformément à l’un des grands mythes “autochtonistes” selon lequel la population serait l’héritière d’un “sang arabe” bien davantage que d’un “sang catalan”, il est encore possible d’entendre “antes moros que catalanes”, tandis que, dans les bibliothèques, chaque ouvrage continue d’être sauvagement détérioré, dès lors qu’il présente le valencien comme une variante du catalan, dès lors qu’Ausiàs March est associé à une littérature catalane.

Principal moteur du sécessionnisme, l’anticatalanisme valencien a ainsi conservé toute sa virulence. S’il ne saurait être présenté avec exagération, il ne peut être déconsidére car il révèle le sens et la nature du conflit linguistique valencien. Surtout, il appelle une attention de tous les instants car son incidence est grande, tant sur le plan linguistique que sur le plan identitaire.

Sur le plan linguistique, l’autonomisation du territoire en 1982 et le déploiement d’un arsenal législatif ont indéniablement dynamisé l’essor du valencien. La population a su se mobiliser pour parvenir, non pas à une normalisation achevée, mais à une amélioration de ses compétences, à un usage croissant du valencien dans divers contextes de communication et, ce faisant, à une appréhension sans dépréciation démesurée. Toutefois, plusieurs limites subsistent, directement liées à la pression des sécessionnistes et à diverses batailles que ces derniers sont parvenus à remporter (outre celle de la symbologie).

Le Statut d’Autonomie de 1982 constitue un premier exemple. Alors que son homologue baléare fait nommément référence au catalan (« La langue catalane, propre des Îles Baléares, aura, aux côtés de la castillane, le caractère de langue officielle »), le texte valencien se contente d’un flou définitoire qui, grâce au terme “idiome” , n’exclut pas la possibilité de considérer le valencien comme langue “indépendante” («Les deux idiomes officiels de la Communauté Autonome sont le valencien et le castillan »). Plus avant, tandis que le Statut catalan envisage un développement extra-autonomique, par le biais d’une formulation quasiment absconse mêlant “Pays Valencien” et “Royaume de Valence”, le texte valencien exclut toute relation avec la culture d’autres parties de la péninsule :

« La Constitution espagnole étant approuvée, c’est dans son cadre que la tradition valencienne, issue de l’historique Royaume de Valence, se situe avec, pour conception moderne, celle du Pays Valencien, donnant naissance à l’autonomie valencienne, comme entité intégrante de deux courants d’opinion qui inscrivent “lo valenciano” [ensemble des marqueurs et référents identitaires valenciens] dans un concept culturel propre dans le strict cadre géographique qu’il comprend » [15].

Un autre exemple figure dans la Loi d’Usage et d’Enseignement du Valencien (LUEV) de 1983, pierre angulaire de la politique linguistique locale. Influencée par les sécessionnistes, une partie de la classe politique est de nouveau parvenue à exclure toute référence à la langue catalane, préférant user de formules ésquivoques (“langue historique et propre de notre peuple”, “notre signe d’identité le plus singulier”), voire de la dénomination “langue valencienne” récriée par les Universitaires (« La langue valencienne est une partie substantielle du patrimoine culturel de toute notre société »). Surtout, contrairement à son homologue catalan faisant référence à une “communauté linguistique” et envisageant, en son sein, un échange en catalan de toute documentation publique (« Forgée sur son territoire et ensuite partagée avec d’autres terres, avec lesquelles elle forme une communauté linguistique qui a apporté tout au long des siècles une précieuse contribution à la culture, la langue catalane.../Les mandataires publics devront expédier en castillan les copies qui prendront effet en dehors des territoires ayant le catalan pour langue officielle »), le législateur valencien s’est contenté de mentionner :

« [...] seront rédigés en castillan les copies ou les certificats des documents qui devront prendre effet en dehors du territoire de la Communauté valencienne » [16].

Dans ce cadre, on comprend que la “(re)valencianisation” du territoire n’ait pu bénéficier de l’élan nécessaire à une authentique normalisation. En lieu et place de profiter des mesures efficientes conjointement déployées en Catalogne et aux Îles Baléares, dans les textes et donc la pratique, le catalan de Valence fut victime d’une politique, non pas timorée, mais isolationniste, un authentique repli contraire à tout essor quantitatif raisonné.

Au plan identitaire, les incidences furent et continuent d’être très lourdes. La première est une extrême confusion, un trouble identitaire majeur. Alors qu’au terme de quarante années de franquisme, la population pouvait prétendre à une appréhension plus juste de ses traits différentiels, elle fut immergée au coeur d’un authentique chaos, un désordre sans nom rendant difficile toute approche de la “valencianité”. Pour tenter de se repérer, quelques Valenciens ont entrepris d’étudier ce qu’ils pensaient ou souhaitaient être leur “valencianité” convoquant, au besoin, le passé plus fréquemment qu’ils n’interrogeaient leur devenir. Néanmoins, ils se sont heurtés et se heurtent quotidiennement à divers ouvrages théorisant de façon erronée sur leurs référents identitaires, le plus souvent dans un catalan “contre-normé”, une langue de laboratoire répondant à des règles ortographiques contraires à toute codification académique rigoureuse.

Une autre incidence notoire est l’émergence et la consolidation d’un ostracisme à l’encontre de toute expression de la “catalanité”. Conduite au nom d’un valencianisme parfois dénommé “pur”, la défense d’une “langue valencienne indépendante” s’est basée sur une idéologie raciste et xénophobe qui continue de corroder les relations catalano-valenciennes. Les sécessionnistes ont recouru et recourent à la linguistique pour servir une cause contraire à la plus belle et généreuse fonction de toute langue, l’entente entre les individus.

Enfin, une autre incidence concerne le positionnement du valencien dans l’espace identitaire local. Nourries par les sécessionnistes, les tensions de ces dernières années se sont à ce point cristallisées sur la langue régionale que celle-ci est devenue un élément-clef dans la reconnaissance et l’affirmation de l’identité valencienne. Maîtrisé ou non , le valencien est devenu le verbe “ser” de la “valencianité”, son élément d’objetivation le plus explicite. De prime abord favorable à son essor, ce constat laisse entrevoir une incidence plus critiquable, une tendance à considérer deux degrés de “valencianité” et donc deux degrés de Valenciens : des Valenciens authentiquement valenciens car “valencianophones”, et des Valenciens de seconde classe car “non-valencianophones”. C’est là un retournement singulier de l’histoire locale : cependant que la pratique du castillan demeure prééminente, la langue servant du vecteur d’identité est la plus faiblement diffusée. Mais c’est là aussi une dérive du conflit : si le valencien est devenu prééminent dans l’énonciation de la “valencianité”, peut-il servir d’étalon à une “valencianité” authentique (une “plusvalencianité”), opposée a une “valencianité” de seconde zone (une “minusvalencianité”) ? Parce que chaque ensemble est identiquement dépositaire des traits différentiels valenciens, eu égard notamment à la configuration sociolinguistique du territoire après la Reconquête, considérer le valencien comme un élément diacritique d’aussi grande importance ne risque-t-il pas de compartimenter la population, d’engendrer de nouvelles discriminations ?

Adoptés en 1998, le “Pacte Linguistique” et la “Loi de Création de l’Académie Valencienne de la Langue” ont laissé entrevoir une résolution possible du conflit, sur la base d’une reconnaissance accrue des spécificités valenciennes sans systématisation de sa “catalanité”. Le “Pacte Linguistique” lui-même rend compte, par ailleurs, d’une prise de conscience des effets funestes des querelles “valenciano-valenciennes”. Néanmoins, la situation actuelle demeure préoccupante. Si les Valenciens sont parvenus à nommer leurs premiers Académiciens, cette nomination a nécessité plus de trois années, durant lesquelles le catalan de Valence n’a fait l’objet d’aucune réhabilitation significative alors que, profitant de l’explosion des nouvelles technologies, les sécessionistes n’ont cessé de diffuser leurs ouvrages “contre-normés”. Surtout, institutionnaliser une Académie strictement valencienne, cependant que Barcelone et Majorque demeurent sous la coupe de “l’Institut d’Études Catalanes”, appelle de nombreuses interrogations : pareille entreprise ne risque-t-elle pas de créditer le sécessionnisme d’un certain légitimité, de perpétuer la politique isolationniste de Valence et, à terme, de rendre exsangue le catalan de Valence ? En raison de l’absence de toute référence à l’unité de la langue catalane dans le “Pacte”, bien que dénommée AVL en lieu et place de ALV, cette nouvelle institution ne risque-t-elle pas de conduire à une partition lente mais irrévocable de la langue catalane ? Car, si les travaux de l’AVL ne débouchent pas sur cette réalité, n’officialisent pas peu à peu une codification propre au seul territoire valencien, quelle serait sa raison d’être ?

De toute évidence, loin de l’unanimité des linguistes, le valencien est devenu un enjeu politique porteur de deux conceptions identitaires : l’édification d’une autochtonie valencienne susceptible de proroguer la diglossie, ou une émancipation pancatalaniste plus à même de favoriser la normalisation. Défendre la “catalanité” du valencien est une façon d’orienter la Communauté ver la Catalogne sur le plan linguistique, mais aussi culturel, économique, voire politique, d’inscrire Valence dans un espace plus vaste, celui des “Pays Catalans”. À l’inverse, prôner l’indépendance d’une “langue valencienne” correspond à une affirmation d’une identité singulière, une objection à toute entente avec la Catalogne. Laquelle de ces deux tendances l’emportera ? Si certaines craintes peuvent paraître justifiées autour de la possible existence de ces “Pays Catalans”, s’il est exact qu’émis depuis la Catalogne, quelques discours rendent compte d’un appétit catalan qui enjambe parfois trop prestement la frontière des deux autonomies voisines, par le jeu d’une politique raisonnée, Valence n’a-t-elle pas aussi la possibilité de s’inscrire et de s’affirmer dans un espace “catalanophone” sans assister à une dissipation de ses traits différentiels ? Bien que Communauté Valencienne, Catalogne et Îles Baléares partagent toutes trois, outre le castillan, une même langue, riche en chaque endroit de nombreux particularismes, est-il illusoire de considérer le fonctionnement de ces “Pays Catalans” dans le respect d’une identité spécifiquement valencienne, et baléare ? Au-delà de l’action intrinsèque de l’AVL, dans les mois qui viennent, le devenir du valencien dépend, plus que jamais, de ces interrogations.

2002 © Franck Martin. Le présent document est expressément protégé contre tout usage, toute copie et toute distribution, de quelque sorte que ce soit. Pour la présente reproduction, nous avons obtenu l'autorisation de l'auteur.


  1. ^ Josep Maria GUINOT I GALAN, En Torn a la Llengua valenciana, València, Ajuntament de València/Grup d’Acció Valencianista, date non spécifiée, pp. 9-10, 19-22, 32 (texte rédigé dans une norme orthographique non-officielle): «[...] el Valencià i el catala [...] tenen tantes diferencies morfologiques, sintactiques i sobre tot fonetiques, apart d’un ric vocabulari propi i diferenciat, que honestament no poden ser considerades pels llingüistes com la mateixa llengua [...] el valencià i el catala són dos llengües distintes [...] i per consegüent es tan absurt voler unificar el valencià i el catala com seria voler unificar el castella ab lo frances».
  2. ^ UNIVERSITAT DE VALÈNCIA, Sobre la llengua dels valencians, Informes i documents. València. Facultat de Filologia. 1998. pp. 50-1: «Es consideren com a característiques del valencià la desinència –e de la primera persona singular del present d’indicatiu de la primera conjugació (jo cante) enfront de la desinència –o, pròpia dels parlars de Catalunya (jo canto); [...] la conservació de la –r final, la qual cau en català; [...] la distinció de la /v/ i /b/ [...] a la Plana de Castelló i a totes les comarques valenciano-parlants situades al sud del Xúquer [...]».
  3. ^ Josep Maria GUINOT I GALAN, op. cit., pp. 19, 32 (texte rédigé dans une norme ortographique non-officielle): «[...] el dia que [els andalusos o hispano-americans] tinguen consciencia de parlar una llengua prou distinta a la castellana, ningun llingüiste podra negar-los el dret a normativisar la seua llengua i proclamar la seua independencia i escriure gramatiques i diccionaris propis [...]».
  4. ^ José ÁNGELES CASTELLÓ, Fundamentación metodológica de la Lengua Valenciana, Valencia, Academia de Cultura Valenciana, 1993, pp. 13-14, 30-31, pp. 35-36: «[...] nada justifica, en términos lingüísticos, la consideración del valenciano como dialecto de ningún otro idioma. Es un concepto [...] que no resiste el análisis [...] No es científico, es dogmático [...] Una atención mínima a un programa de la televisión catalana propondrá una considerable lista de vocablos y giros desconocidos del oyente valenciano [...] en la medida en que el hablante valenciano medio no lo entiende es prueba irrefutable de que es otra lengua [...] gentes que “se entienden a medias” hablan idiomas distintos [...] Y no lo digo yo, lo dice la lingüística [...]».
  5. ^ William J. Entwistle, cité dans Chimo LANUZA ORTUÑO, Valencià, ¿Llengua o Dialecte? Una aproximacio desde la sociollinguistica, Valencia, Lo Rat Penat, 1994, p. 42.
  6. ^ Chimo LANUZA ORTUÑO, op. cit., p. 42 (texte rédigé dans une norme ortographique non-officielle): «Es facilement observable la realitat d’esta definicio : es completament impossible aplicar-la al valencià [...] per a poder dir que el valencià es dialecte del catala, sería necesaria l’existencia en Catalunya d’un centre llingüistic de forta influencia sobre les zones dialectals. Pero no es est el cas: ni Barcelona, ni cap d’atra ciutat catalana rig cultural ni llingüisticament a Valencia».
  7. ^ William J. ENTWISTLE, Las Lenguas de España: Castellano, Catalán, Vasco y Gallego-portugués, Madrid, Istmo, 1978, pp. 24, 122, 127-128, 134-135 (Col. Fundam., nº 31, traducido por F. Villar de: The Spanish language, together with Portuguese, Catalan and Basque): «[el] catalán es hablado aún en el Rosellón [...] y ocupa toda Cataluña y las Islas Baleares, la costa valenciana y la ciudad de Alghero, en Cerdeña [...]».
  8. ^ Las Provincias, 28 de febrero de 1988, p. 34: «Lo que pretendemos destacar es el hecho de que cada año se vean menos carteles explicativos del significado de la falla en castellano [...] Hoy, las fallas no sólo son una fiesta local sino nacional y hasta internacional, y es lamentable que por un patriotismo mal entendido hagamos incomprensible para muchos esos monumentos originalísimos de arquitectura [...] También pecan de infantilismo político los que tienen la manía de cambiar el nombre de pueblos y calles por sus equivalentes aborígenes [...] ».
  9. ^ Rafael SÁNCHEZ FERLOSIO, La homilía del ratón, Madrid, El País, 1986, p. 25: «Hay paellas que matan/La paella es el plato más caro del verano».
  10. ^ Ignacio Gil Lázaro, député du Groupe Parlamentaire Populaire, cité dans: Rafael SÁNCHEZ FERLOSIO, La homilía del ratón, Madrid, El País, 1986, p. 25: «Menosprecia gravemente el patrimonio cultural autóctono valenciano».
  11. ^ Robert LAFONT, La révolution régionaliste, Paris, Gallimard, 1967, p. 208.
  12. ^ Diego Sevilla Andrés, «Burguesía y separatismo», Levante, 22 de diciembre de 1962, cité dans: Alfons CUCÓ, Joan ROMERO, «Actituds anticatalanistes al País Valencià: articles i documents comentats», L’Avenç, Barcelona, 1977 (Revista d’Història, nº 5), pp. 37-44: « [...] la personalidad valenciana [...] requiere un tratamiento algo más delicado que el de los nuevos nazis [...] que hablan de Países Catalanes [...]».
  13. ^ Vicent BELLO SERRAT, La pesta blava, València, Eliseu Climent/3i4, 1988, pp. 18, 23, 30-4, 42-5. [Sèrie “La Unitat” nº 130] : «[...] l’anticatalanisme juga el paper de columna vertebral [...] per primera volta [il devient] l’eix vertebrador d’un moviement socio-polític feixista [...] La singularitat del discurs feixista valencià radica en el fet que la seua víctima preferencial és un subjecte endogen, són els catalanistes». Le détournement de certains référents identitaires, dont la langue régionale, par un courant d’extrême-droite n’est pas une spécificité valencienne. En Bretagne, à chaque élection régionale, les affiches du “Front National” prennent pour slogan: “Breton, défends ton identité!”, et nombre de débats sont organisés par ce parti pour favoriser une “meilleure diffusion de la langue bretonne”. Voir: Francis FAVEREAU, Bretagne contemporaine: langue, culture, identité, Morlaix-Montroules, Embannadurioù Skol Vreizh, 1993, p. 124.
  14. ^ UNIVERSITAT DE VALÈNCIA, Informe sobre la llengua del País Valencià, València, Universitat, 1978 (Facultat de Filologia), p. 36: «Una segregació idiomàtica no beneficiaria ningú i sobretot perjudicaria els més dèbils».
  15. ^ Au plan politique, le texte valencien exclut également toute évolution possible. Tandis que les Statuts basque, catalan, galicien, et même andalou, se sont gardés la possibilité d’évoluer, grâce au recours à l’adjectif “actuel”, les Valenciens ont opté pour: “El territorio de la Comunidad Autónoma comprende el de los municipios integrados en las provincias de Alicante, Castellón y Valencia» (art. 3).
  16. ^ «[...] se redactarán en castellano las copias o certificaciones de aquellos documentos que hayan de surtir efecto fuera del territorio de la Comunidad Valenciana».

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